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Par Odile Crespy

« C'est presque insulter les formes du monde de penser que nous pouvons inventer quelque chose ou que nous ayons même besoin d'inventer quoi que ce soit. »

Jorge Luis Borges

Il y a maintenant un peu plus d'un an que le jeune artiste se confronte au monde de l'art en pleine autonomie. Fortement encouragé dès les années de lycée par son professeur Bruno Dufour-Coppolani, agrégé d'histoire de l'art et artiste plasticien lui-même qui est resté attentif à la démarche de son élève, il a poursuivi des études supérieures à l'ESAM de Caen pendant cinq ans dont quelques mois dans le cadre du programme Erasmus à la Muthesius Kunsthochschule de Kiel. Aujourd'hui il affine son questionnement sur l'art, assimilant la lecture de philosophes et théoriciens d'art qui depuis Nietzsche jusqu'à Arthur Danto ou Walter Benjamin, en passant par l'incontournable Marcel Duchamp, se sont interrogés sur « l'éternel retour » des événements ou, dans le domaine des arts plastiques ou l'architecture sur le renouvellement des formes. S'est posé alors très naturellement le problème de la « réplique » d'une œuvre, de la « copie » ou de la « restitution » (laquelle n'implique pas forcément la redite de la totalité), notions proches que Nathalie Leleu avait bien différenciées selon la finalité du créateur d'origine notamment ou celle de l'artiste qui la « reproduisait ».

Concernant sa démarche, Romain Lepage préfère parler de « reconstruction », après une étape importante où, exploitant son goût pour l'archéologie qu'il tient depuis l'enfance, il s'est fait« chercheur », tel l'historien ou le scientifique, utilisant la même neutralité par rapport à l'objet étudié et une méthodologie particulière de plus en plus maîtrisée pour établir un dialogue avec des passés multiples. Après avoir sélectionné un objet ou un monument, il interroge et analyse les plans, esquisses, dessins et autres maquettes préparatoires et leur réalisation concrète en tenant le plus grand compte de leur histoire et de leur contexte, pour le comprendre de l'intérieur avec une sorte d'empathie pour son auteur, afin de mieux le déchiffrer, le disséquer mentalement, en assimiler les clés (notamment celles des perspectives) qui vont lui permettre de s'en approprier la forme. Choisie dans un corpus qu'il s'est constitué à travers des livres, catalogues, expositions, balades, issue du domaine artistique ou de la culture populaire, voire du quotidien le plus banal, cette « forme » va être le support de l'étape de « reconstruction ».

A partir de là commence la véritable démarche de l'artiste « créateur » dont le travail conceptuel consiste à donner un nouvel avenir plastique à l'œuvre et ne se contente pas de lui attribuer un rôle de transmission. S'il reste au plus près de l'œuvre de référence pour la forme, il prend une distance subjective par l'emploi des matériaux, couleurs, échelles (il emploie parfois du papier millimétré, des unités de mesures anciennes ou normalisées, voire son propre corps ou parties de celui-ci, sans bouder différentes technologies numériques), passe du bi-dimensionnel au volume en interprétant les perspectives ou en ayant recours au logiciel informatique adapté…C'est ce qu'il montre notamment dans sa transposition du Cabinet des Abstraits d'El Lissitzky (1927) qui devient chez l'artiste Les Perspectives du désir (2013), ou la matérialisation en volume de dessins célèbres du peintre florentin Paolo Uccello, précurseur du rendu de la perspective au début du XVè siècle, dans deux pièces réalisées selon deux méthodes différentes : Les obstinations d'Uccello : le vase et le mazzocchio (2013) . Dans ces re-visitations il imprime sa marque. De dessin l'élément sélectionné peut devenir volume, de bâtiment devenir meuble. Présenté sur un socle il devient sculpture. L'œuvre d'origine, par son changement de contexte, par son « exposition », change de statut, de finalité, devient objet abstrait et s'inscrit dans un contexte contemporain.

Comme les écrivains classiques qui recouraient avec bonheur à « l'imitation des anciens », comme les musiciens interprètes ou les traducteurs de livres qui imposent leur propre style tout en respectant l'écriture, les consignes et les intentions du compositeur ou de l'écrivain, ou encore ces metteurs en scène de génie qui rajeunissent une pièce de théâtre ou un opéra en jouant sur les nouveaux contextes de la culture et de la création contemporaine, gagnent à juste titre leur statut de « créateurs », Romain Lepage assume pleinement sa démarche conceptuelle : « Les sculptures que je réalise sont des originaux (sic) dont le modèle est un élément réel doté d'un contexte. Cette nouvelle réalisation est elle-même dotée d'un contexte et de sa propre authenticité. »

Odile Crespy, catalogue Romain Lepage, Résidence #32